Catégories
kino litté polis

Une arête dans la gorge du monde

Quel bel été 2025 !
Certes, il y eut quelques désagréments pour troubler la quiétude estivale : des chaleurs un peu vives dégénérant en incendies si difficiles à contrôler qu’ils ont dévasté des régions entières dans le sud, une guerre toujours en cours à une heure et demie d’avion de Paris vers l’est, et puis … Gaza.

Ce mot, si souvent prononcé, ressemble au bourdonnement d’un insecte qu’on n’arrive pas à chasser de son oreille. Il m’a amené à m’intéresser davantage à ce pays nommé Palestine et à celles et ceux qui, directement concernés ou non, ont écrit sur l’exil et le combat de ses habitants depuis 1948. Quelles belles rencontres j’ai faites cet été à ce sujet ! Aussi belles que ce dernier est aride, sordide, complexe, terrifiant.

Sur les conseils de ma fille aînée « Un détail mineur » d’Adania Shibli m’a servi de porte d’entrée, puis un recueil de poèmes de Mahmoud Darwich ; ensuite deux ouvrages d’Elias Sanbar – « Le bien des absents » et son Dictionnaire amoureux de la Palestine – m’ont rendu artificiellement familiers certains lieux et faits : la Nakba bien sûr ; Sanbar a quinze mois en 1948 quand sa mère l’emporte loin de sa ville natale, Haïfa ; il n’y reviendra qu’en 1995 ; la dolce vita du Liban d’avant la guerre : « Nous sommes la Suisse de l’Orient, répètent à l’envi les fêtards » ; la fierté arabe quand Nasser annonce la nationalisation du canal de Suez ; la terrible désillusion de la guerre des six jours en 67 ; ces mots de son père (qui mourra le lendemain, 15 juin 67) : « Ne sois pas triste. Personne ne parviendra à se débarrasser de nous. La Palestine est une arête plantée dans la gorge du monde. Personne ne parviendra à l’avaler. Ne t’inquiète pas » ; les forêts d’Ajloun, théâtre de l’écrasement des feddayin par les troupes du roi Hussein de Jordanie en septembre 1970 …
Et puis cette incroyable rencontre avec Jean Genet que lui présente son ami Mahjoub, médecin égyptien communiste : « Tu connais l’ikhtyar (le vieux, surnom également utilisé pour désigner Arafat, qui n’avait pourtant qu’une quarantaine d’année à l’époque) assis là ? »
Car oui : j’ai également découvert le coup de foudre de Genet pour les Palestiniens jusqu’à cette forme d’épiphanie tragique qui le saisit en arpentant le massacre du camp de Chatila en 1982 et qu’il communique dans un texte-coup de poing extraordinaire, « Quatre heures à Chatila ».
Le foisonnant recueil de textes réunis par Jérôme Hankins autour de cette expérience a balayé l’idée très sommaire et caricaturale que j’avais de Genet et me l’a rendu aimable et étonnamment lumineux, tant son empathie – lui parle d’amour – pour ce peuple-paria apparaît sincère et profonde, et sa vision originale et féconde, par exemple cette image du tapis tiré sous les pieds des Palestiniens pour parler de la perte de leur terre, en trois secousses brutales (1948, 56 et 67) ; l’évocation de la beauté des feddayin que l’émancipation révolutionnaire soufflant dans les bases jordaniennes de 1970 transfigure et fait rayonner ; celle de la force et l’humour des femmes palestiniennes qui rendent la vie possible dans les camps de réfugiés et avec qui il ressent une immédiate complicité, tandis que leurs hommes, paysans désormais sans terre, se sentent humiliés et comme castrés, selon les mots de Leila Shahid qui ajoute : « Les hommes sont tous là avec les épaules courbées, le keffieh qui pend, ils ont l’air complètement figés, surtout les vieux. Les femmes sont très fortes, avec leurs fils à leurs côtés, les feddayin ; eux sont encore debout car ils ont un fusil, et d’une certaine manière, ce fusil leur rend une force que leur donnait leur présence sur leur terre. » ; autre exemple notable, la réflexion autour du regard de l’Occidental sur le paysage que constitue la misère du tiers monde pour expliquer ce qui, à ses yeux (ceux de Genet, j’y reviens), s’est joué en 1972 à Munich : « Le vrai luxe pour l’œil, c’est de pouvoir couver du regard un homme pauvre, ou des conditions de vie misérables, comme un objet décoratif. (…) Que personne ne touche au spectacle que je suis en train de contempler : je sais qu’il est fait de souffrances et de haillons, cependant il satisfait non seulement mes exigences esthétiques mais aussi mon besoin de prouver ma supériorité, en me montrant capable d’apprécier la condition du pauvre comme étant là pour me donner du plaisir. (…) L’apparition, sur les écrans de télévision et à la « une » des journaux, de la silhouette dissimulée sous une cagoule percée de deux trous et surmontée d’une sorte de « chignon » était à la fois effrayante et désagréable. Elle est la preuve, me semble-t-il, que Septembre noir refusait d’être ce paysage, ce tiers monde d’opérette, cette couleur locale où la mort et la misère, considérées de loin par les « spectateurs » européens, sont agréables à regarder. (…) En transférant la lutte en Europe, Septembre noir l’a ramenée sur son véritable terrain … »
Je n’étais pas encore né en 1972, mais je vois de quelle photo il parle. En revanche je me souviens dix ans plus tard de ce mélange de confusion, de gravité et d’horreur qui accompagnaient les quelques images de mauvaise qualité en provenance de Beyrouth à la télévision de l’époque ; je me souviens surtout de ces deux noms, Sabra et Chatila : les syllabes qui les composent semblent porter en germes la violence et la désolation.
À propos d’images, j’ai aussi vu « Ici et ailleurs », le film que Jean-Luc Godard a fini par sortir en 1976 à partir des rushes qu’il avait pris en 70 au sein de la guérilla palestinienne. Il se détourne logiquement de son projet initial au profit d’une réflexion sur la société du spectacle très en avance sur les temps à venir – qui sont les nôtres.

Qu’elle semble loin en effet aujourd’hui, la révolution socialiste et laïque des feddayin, à l’heure du Hamas ! Mais la juste revendication de ce « peuple de trop » (l’expression est d’Elias Sanbar) demeure, et les plus démunis de ses survivants sont en train de crever sous les yeux du monde faussement compatissant.
Je terminerai en reprenant cette interrogation du même Sanbar  : « Nous avions l’habitude de dire : « les Palestiniens sont les juifs des Israéliens ». Et s’ils étaient en réalité leurs Peaux-Rouges ? »
Le 7 octobre 2023, certains d’entre eux sont sortis de leur réserve, pour le pire.

Long live Balestine !
(il paraît, selon l’auteur du dictionnaire amoureux de ce pays rendu à la fois imaginaire et concret par la force, qu’un moyen assez sûr d’identifier une personne d’origine palestinienne est son incapacité à prononcer le p qu’elle transforme en b quand elle s’exprime dans une langue autre que l’arabe)

Catégories
kino

Lynch age

Les très grands artistes créent des univers. David Lynch est de ceux-là.
Je fais partie de cette génération qui l’a découvert avec un objet non identifié, Eraserhead, et dont l’adolescence s’est terminée en suivant, médusée, l’histoire du martyre de Laura Palmer.
Twin Peaks, soap surréaliste, et les notes de Badalamenti qui en introduisaient les épisodes, sont profondément et à jamais ancrés dans nos cerveaux, comme un cauchemar jubilatoire.

Ce weekend qui a précédé les images glaçantes du retour de Trump au pouvoir, on a revu Blue Velvet, Sailor et Lula, Twin Peaks the return (les premiers épisodes) et retrouvé les obsessions du cinéaste : l’Amérique diurne, oppressante, absurde ou ennuyeuse à mourir, côtoyant un monde de la nuit où s’ouvrent les possibles, bien souvent maléfiques car les pulsions s’y déchaînent
des relations intenses se nouent entre des êtres mus par des désirs incandescents
des femmes rendues folles, meurtries, immolées par des hommes tarés, sadiques, souvent en proie à des régressions infantiles violentes
mais ces femmes sont fatales, sphynges ou vampires, tueuses elles aussi

La chair, le sang, l’animal en nous …

Catégories
kino

D.P.S revival

Hier soir, la quête d’un film à regarder en famille s’est arrêtée sur Le Cercle des Poètes Disparus. Nos enfants nés après l’an 2000 en avaient entendu parler et étaient curieux de le voir. Pour nous parents, la question était de savoir s’il avait bien vieilli, s’il fonctionnait encore.

Hiver 89-90, à la mi-temps du lycée. J’étais en première et avais donc l’âge des garçons du film. J’étais amoureux d’une fille à qui je trouvais un charme anglais irrésistible, elle s’appelait Emily. Elle était en C avec la plupart de mes potes, je glandais en A1. Elle menait sa barque scolaire avec un pragmatisme très anglo-saxon, je jouais les écorchés en écoutant « Noir-Dez ». Pour moi la littérature était plus qu’une chose forcément mal enseignée à l’école, c’était un truc à vivre, pile le discours tenu par Keating dans ce film-phénomène qui alimenta un temps nos discussions de flirt (beaucoup trop platonique à mon goût) et qui nous donna l’occasion de surjouer nos personnages, elle de réac’ à la perverse froideur, moi de romantique intransigeant – c’était aussi l’année d’Un monde sans pitié, et je glissais un « putain » révolté dans toutes mes phrases, à la manière d’Hippolyte Girardot.
Elle pointait la responsabilité du prof, qui avait outrepassé son rôle, contrairement au père de Neil qui était dans le sien ; je défendais bien sûr le message émancipateur de Keating, tout en affectant une distance un brin méprisante à l’égard de ses méthodes, ses trop grosses ficelles, du genre on ne me l’a fait pas, je suis au-dessus de ça, moi qui suis déjà affranchi n’est-ce pas – tout ça pour masquer la joie trouble que j’avais eue à regarder ce film : je me débattais dans le marasme adolescent et voilà que l’œuvre de Weir entrait complètement en résonance avec ce qui m’agitait à l’époque ; la vérité était qu’elle m’avait bouleversé, comme des millions de personnes, en osant poser sans vergogne cette question totalement anachronique: a-t-on le droit, est-il possible de vivre en poésie ?

La réponse à l’interrogation formulée en préambule est positive, comme en attestent les réactions de nos grands enfants hier soir. La qualité des plans, le rythme de la narration, la savante composition de scènes amusantes et poignantes, les prestations des acteurs, l’emphase maîtrisée du propos, tout concourt à en faire un grand film de genre, apte à traverser le temps et à être revu avec un plaisir je ne dirais pas intact, mais réel. Quant à la question fondamentale qu’il pose, je tente encore d’y répondre depuis 34 ans.