Catégories
brest ego trip

Rennes-Brest A/R

Samedi 7 décembre

Darragh souffle encore fort ce soir et pousse bruyamment contre les huis. Je n’ai pas sommeil, ayant fait la sieste cet après-midi après avoir arpenté les halls de Bruz une bonne partie de la nuit dernière. Circonstances qui m’amènent à raconter cette expérience en terrain connu qui m’est arrivée hier.

Nous (ma compagne et moi) étions à Rennes depuis la veille. Saisissant l’occasion d’une grève pour la défense de la fonction publique, nous avions décidé de faire d’une pierre une rolling stone : nous joindre au cortège des collègues rennais pour exprimer notre colère à l’encontre des déclarations du moustachu ministre en charge de notre secteur au sein de l’éphémère gouvernement Barnier, notre rejet aussi, devenu épidermique, du ravi de la crèche qui s’accroche comme un forcené à son poste de président, et en profiter pour renouer avec les Transmusicales.

Je passe sur le plaisir de ces retrouvailles et sur les multiples découvertes que nous avons faites, ce n’est pas l’objet de cette chronique.

Le fait est que hier, vendredi, j’ai pris le TER de Rennes pour aller faire cours dans mon lycée brestois. Nous étions logés du côté de Bréquigny, j’ai pris la voiture pour la garer près de la gare dans une ambiance de crachin très … brestoise. Départ 6h, arrivée 8h25. J’ai somnolé comme un appelé, en me recroquevillant entre deux sièges, la tête sur mon barda (mon sac de cours et mon manteau) contre l’accoudoir côté couloir, jusqu’à Morlaix, puis j’ai entrepris de reprendre forme présentable, en me remémorant les dix ans d’allers-retours entre ces deux cités (Morlaix/Brest) quand j’étais jeune enseignant, et en écoutant les bribes de conversation de gens qui font actuellement ce trajet.

À l’arrivée, il a fallu crapahuter : prendre l’escalier pour attraper Gambetta, puis la rue de la République vers laquelle convergeaient de jeunes parents menant leurs gamins vers les écoles, longer le cimetière de Saint-Martin pour remonter vers l’Octroi, bifurquer vers le Pilier rouge où s’installait le marché, prendre la ruelle – si familière depuis Casiers[s] – qui mène à Jaurès, ensuite le ribin de Kerfautras, la descente de la rue Lesven en passant devant le collège où j’ai travaillé 12 ans … bref, je suis arrivé tout juste à l’heure pour mon premier cours à 9h.

Mais quel plaisir de marcher à nouveau dans ma ville de cette manière ! Le temps s’était éclairci, il faisait frais. La claque océane, l’amplitude de la rade, la lumière au lever du jour… C’était beau et vivifiant, et les quartiers traversés s’éveillaient sereinement.

Quand je suis sorti du lycée à 15h pour faire le chemin inverse, le crachin était revenu et je suis entré trempé dans le TGV. Arrivé à Rennes, je suis descendu directement au Liberté rejoindre ma compagne pour assister aux concerts de début de soirée, puis nous sommes remontés vers la gare pour récupérer la voiture. De grandes boules à facettes projetaient des taches lumineuses aux abords de la gare dont la refonte a été si longue. Du haut de sa butte artificielle bordée de tubulaires décoratifs, en contemplant cette place qui, bien que remodelée, demeure si typiquement provinciale, et dépourvue de perspective, puisque la vue de l’avenue Janvier était masquée par un grande sapin de Noël, quand on vient de Brest, on ne peut que se sentit à l’étroit.

Et oui, c’était encore là que je voulais en venir : un panégyrique de la cité du bout de notre bout de terre ; sauf que l’aller-retour ferroviaire d’hier était aussi un voyage dans le temps, à la faveur duquel je me suis rendu compte qu’il était plus difficile de la défendre quand j’étais plus jeune – du fait justement de ma jeunesse, peut-être, mais surtout parce que Brest a changé d’allure ; le complexe d’infériorité a disparu, et il me faut désormais faire attention à ne pas toiser les gens de la « capitale ».

Catégories
brest

dans l’œil du corbeau

Le 11 septembre 2020, un pigiste de Ouest-France nous prenait en photo, moi et ma compagne da viken, pour le lancement du festival de BD de Brest – cette photo, prise sans masque sur la passerelle du jardin des explorateurs.

On était assez contents du truc, un des très rares événements culturels à se maintenir dans le pays, au prix d’efforts, de tensions, d’angoisses continus, depuis le « nous sommes en guerre » de l’autre con, jusqu’à cette bouffée d’oxygène hyper réglementée.

Deux mois plus tard, l’homme qui a pris cette photo est mort sans crier gare, le 11 novembre.
Il s’appelait Rémy Talec. Je ne le connaissais pas intimement, mais sa personne m’était familière, sa silhouette d’abord, de grand échalas figé dans les années punk/cold que tout le monde avait dans l’œil à Brest ; son tempérament ensuite, mélange de timidité, d’espièglerie et de … partialité, parce qu’il avait quand même ses chapelles musicales, comme tout grand fan de musique.

Le choc a été plus que brutal, d’autant qu’il s’ajoutait à un autre traumatisme (Samuel Paty).
Dans les jours qui ont suivi sa mort, passée la sidération, je me suis dit, ou plutôt j’ai dû me résigner à penser : ma jeunesse est finie, à partir de maintenant je vais glisser, sur une pente de plus en plus raide, vers l’extinction.
Rémy : tu incarnes ça pour moi ; je t’ai pleuré, mais en fait j’ai pleuré sur mon sort.
Je te salue, camarade, dans la mort.

Catégories
brest

passage de flamme

Cette photo des archives de Brest diffusée récemment sur Facebook me touche, pour plusieurs raisons.
Elle est datée de septembre 1991, le 18 exactement, c’est-à-dire à quelques jours ou semaines près le moment où j’ai fait mon entrée en tant qu’étudiant dans la grande cité de béton. À cette époque je ne connaissais pas ce côté de la ville : j’habitais rue Brossolette, sur l’autre rive de la Penfeld, à « Brest même ».
Mais moins de deux ans plus tard, en mai 93, le lendemain de mes 20 ans, j’ai assisté au sacre européen de l’OM dans un logement qui se trouvait juste au-dessus du garage Peugeot-Talbot que l’on voit au fond, dans le virage. J’en ai un souvenir factuel, très vague, parce qu’il n’y avait aucun affect concernant l’événement, surtout pas du côté de mes hôtes, deux cousins de Douarn qui se foutaient du foot – l’un des deux a piqué une tête fatale dans le port de co’ peu de temps après.

Ce carrefour, j’ai appris à le connaître bien plus tard, à partir de 2006, quand on a aménagé à Mesdoun. En remontant à droite au feu sur la photo on est à Kerangoff où certains de mes enfants ont fait leur primaire à Diwan. À gauche, j’ai mis du temps à découvrir que le cimetière de Recouvrance offrait une des plus belles vues sur Brest. En face le Caboulot a encore une enseigne de bière, mais n’a pas l’air plus en activité qu’aujourd’hui – ce troquet qui, selon une légende urbaine, a accueilli un ange noir, Vince Taylor. Plus bas, en redescendant la côte du grand Turc, après le garage dont je parlais et qui s’est spécialisé ensuite dans la vente discount de pneu comme semble l’annoncer la pub en haut à droite, il y avait le dancing des anciens, le « Petit Jardin » d’après-guerre, où venait danser paraît-il la grand-mère polonaise de ma femme. Ce qui me fait penser à ça, c’est la tignasse de la vieille dame à droite du feu rouge au premier plan qui ressemble un peu à celle de l’ancêtre de ma belle-famille.

A propos de feu, que dire de ce couple d’ados qui se bécotent sous le panneau Recouvrance, ou de l’autre pub garantissant de la douceur à propos d’un fromage, visuel chaud dans un contexte … disons neutre pour ne pas dire hostile … ?
Mais la vérité : cette photo me touche parce que demain, enfin tout à l’heure, je vais prendre la route pour installer mon dernier enfant là où il va poursuivre ses études, loin de ses darons, et de Brest.

Catégories
kino

D.P.S revival

Hier soir, la quête d’un film à regarder en famille s’est arrêtée sur Le Cercle des Poètes Disparus. Nos enfants nés après l’an 2000 en avaient entendu parler et étaient curieux de le voir. Pour nous parents, la question était de savoir s’il avait bien vieilli, s’il fonctionnait encore.

Hiver 89-90, à la mi-temps du lycée. J’étais en première et avais donc l’âge des garçons du film. J’étais amoureux d’une fille à qui je trouvais un charme anglais irrésistible, elle s’appelait Emily. Elle était en C avec la plupart de mes potes, je glandais en A1. Elle menait sa barque scolaire avec un pragmatisme très anglo-saxon, je jouais les écorchés en écoutant « Noir-Dez ». Pour moi la littérature était plus qu’une chose forcément mal enseignée à l’école, c’était un truc à vivre, pile le discours tenu par Keating dans ce film-phénomène qui alimenta un temps nos discussions de flirt (beaucoup trop platonique à mon goût) et qui nous donna l’occasion de surjouer nos personnages, elle de réac’ à la perverse froideur, moi de romantique intransigeant – c’était aussi l’année d’Un monde sans pitié, et je glissais un « putain » révolté dans toutes mes phrases, à la manière d’Hippolyte Girardot.
Elle pointait la responsabilité du prof, qui avait outrepassé son rôle, contrairement au père de Neil qui était dans le sien ; je défendais bien sûr le message émancipateur de Keating, tout en affectant une distance un brin méprisante à l’égard de ses méthodes, ses trop grosses ficelles, du genre on ne me l’a fait pas, je suis au-dessus de ça, moi qui suis déjà affranchi n’est-ce pas – tout ça pour masquer la joie trouble que j’avais eue à regarder ce film : je me débattais dans le marasme adolescent et voilà que l’œuvre de Weir entrait complètement en résonance avec ce qui m’agitait à l’époque ; la vérité était qu’elle m’avait bouleversé, comme des millions de personnes, en osant poser sans vergogne cette question totalement anachronique: a-t-on le droit, est-il possible de vivre en poésie ?

La réponse à l’interrogation formulée en préambule est positive, comme en attestent les réactions de nos grands enfants hier soir. La qualité des plans, le rythme de la narration, la savante composition de scènes amusantes et poignantes, les prestations des acteurs, l’emphase maîtrisée du propos, tout concourt à en faire un grand film de genre, apte à traverser le temps et à être revu avec un plaisir je ne dirais pas intact, mais réel. Quant à la question fondamentale qu’il pose, je tente encore d’y répondre depuis 34 ans.

Catégories
polis

mauvais trip

Jour J : vote à Portsall vers 8h45, 2+2 (procurations de deux de nos enfants) ; il y a déjà du monde ; le vieil assesseur en première ligne, sapé, tutoie vite pour feindre la familiarité, n’est pas très efficace, mais cherche à se donner une contenance – mal réveillé et ému, sans doute ; puis la route se déroule, sous un temps dégueu à l’approche de Quimper, s’éclaircissant après Angers ;
un podcast sur « la Jamaïque avant Bob Marley » rythme notre trajet – et on ne peut s’empêcher de nous imaginer privés des ressources de Radio France.
Après Bourges, il commence à faire chaud pour des Bretons ; ça se vallonne, mais la Polo « voiture de l’année 2010 » de mon frangin ne donne aucun signe de fatigue.
En fin d’après-midi, nous atteignons notre but : un F1 dans la zone de Clermont-Ferrand ; et, tandis que nous essayons de nous alimenter dans un resto, nous parviennent les prémices d’une bonne surprise. Je tente de gérer le truc en prenant en photo le Puy cher à Giscard, mais en vérité cette nouvelle, qui aurait dû me soulager, est vite balayée par les déclarations subies à la télé dans un cagibi sous clim ; la nuit qui a suivi a été pour moi quasi blanche et maladive : mauvais trip.

Catégories
polis

dernière foi

Bien que les jeux soient faits dans ma circonscription, j’irai voter
J’irai voter pour mes enfants ; une de mes filles, dont j’ai la procuration, m’a dit spontanément au lendemain du premier tour : « vas-y, par sécurité ».
J’irai voter Le Gac
en dépit, et justement à cause du honteux ni-ni de son camp et de la politique de son chef qui a pu faire penser à certains moments ces sept dernières années que l’extrême-droite était déjà au pouvoir
J’irai voter comme en 2002, 2017, 2022, contre mon camp
J’irai voter parce que je suis, et tous ceux qui pensent comme moi, nous sommes la gauche, le seul rempart contre le pire
la gauche que l’on piétine dès que le pouvoir est atteint
mais nous serons toujours là, pour être au moins votre mauvaise conscience.
Une chose est sûre : lundi la balle ne sera pas au centre.
S’il faut qu’une coalition se forme pour gouverner ce pays, espérons qu’elle penchera … à gauche.

Catégories
brest

Stade brestois coupe d’Europe !

L’Europe !
Putain : l’Europe !!!
Et sur un tel score, à Rennes …
L’Europe, le Graal, la verte prairie des culs bénis
et peut-être la portion la plus indécente de la sus-dite, celle où l’herbe est plus grasse, le pré carré des nantis, l’espace VIP où un club comme le nôtre n’a pas sa place, mais peut encore s’inviter de la seule manière possible, la sportive, tant qu’ils ne la transforment pas en ligue fermée

Après 40 ans de supportérisme forcené (mais pas toujours revendiqué ni assumé), des décennies marquées le plus souvent par la lose, pas toujours beautiful, loin s’en faut, c’est un aboutissement d’autant plus WAW qu’il est inattendu à un tel degré.

Comment expliquer qu’un tel lien se crée entre un individu et un club de foot ?
Il est question à la fois de transmission et de frustration, d’humiliation et de fierté, d’une forme de résistance …
mais le fait est que, depuis mon père, dont la prometteuse carrière briochine s’est terminée dans un talus à mobylette – son cousin (Michel Le Milinaire), instit’ « rouge » devenu l’équivalent de Guy Roux en Mayenne – le si discret Loulou Floch qui tenait le tabac-presse-librairie de mon village et jouait en toute simplicité pour les Paotred Rosko après avoir été ailier des équipes de Monaco, de Paris et de l’équipe de France – les voyages début 80 de Roscoff à Brest où l’on se garait du côté du Rally pour voir les matchs du Stade dans la grande ville de béton,
il s’est créé un lien indéfectible entre moi, joueur timide essentiellement reconverti en fan, et ce club qui atteint ce soir une forme de consécration.

Qui m’a arraché des larmes, comme la première et la deuxième victoire de l’équipe de France en coupe du monde

Parmi les innombrables conjonctions favorables à cet exploit, celle-ci est majeure : en décembre Rennes fait une offre pour acheter les services de Lees-Melou, le genre d’offre gagnant-gagnant qui ne se refuse pas, surtout quand on a peu d’ambition ; et là il se passe quelque chose d’inédit à Brest : le président Le Saint met son veto et le dit dans le vestiaire (selon le joueur, interview entendue le 24 février sur C+) ; deuxième temps exceptionnel lié au profil atypique de notre meilleur joueur : légitimement déçu, il ne déjoue pas, au contraire il continue à monter en puissance !
Et il y en a eu sur le terrain, des gestes d’exception : Doumbia force 4 face aux merlus en cadeau de Noël, la Madjer de Pereira-Lage face au PSG, le but de PLM contre l’OM, celui de Del Castillo jeune papa qui dénoue le derby retour contre les merlus, jusqu’à cette tête plongeante de Brassier qui nous offre la qualif’ !
Et que dire des innombrables interventions décisives de notre flying dutchman, Marco Bizot, super mec, et de la grinta non moins décisive de Martin Satriano, que l’on devrait acheter à l’Inter de Milan

C’est le moment de l’avouer : je suis allé à Guingamp la voir, cette déesse Europe, il y a bien longtemps, en 96, incarnée par l’Inter de Youri « the snake » Djorkaeff, et j’ai supporté les intrus en rouge et noir, évidemment – qui ont subi le froid et légendaire réalisme italien encore en vigueur à l’époque

Et alors me direz-vous ?
Ben rien, ALLEZ BREST !

Catégories
music

revenants

Get back, Let it be …
Des chansons qui ont toujours été posées là comme des évidences.
En humain ordinaire, j’ai eu mon moment Beatles, et puis ça m’a passé ; mais ils faisaient déjà partie de ma vie avant que je m’y intéresse.
Toujours étonnant de constater comme le quatuor, même si on n’est pas anglais, même si on n’est pas fan, semble proche, au sens affectif – d’ailleurs le premier choc du doc-fleuve est d’avoir l’impression de franchir à rebours un demi-siècle et de ranimer des scènes figées dans des photos de famille.
Puissance du broadcasting anglo-saxon, puissance surtout des créations de ces quatre-là : combien d’artistes font carrière sur une chanson-culte, ils en ont fait des dizaines.
Le fonctionnement de la machine Beatles, source supposée intarissable de tubes semblant couler de source, est ici dévoilée de l’intérieur. Le principal intérêt du film est de montrer – en ne faisant surtout pas l’économie des discussions ineptes, des ressassements nauséeux, des craquages et des temps vraiment morts qui en sont le terreau – la création en train de se produire : comment ça surgit de la guitare et de la voix de McCartney qui cherche, tête baissée, comme un forcené ; il gratte, il gratte, il fredonne, il bourdonne, travaille une matière encore informe et soudain … “get back !”
éclosion, mystère, magie
comment la musique s’affine à travers l’élaboration des paroles, dans un délirant ping-pong entre Lennon et McCartney.
Faux-béotien mais vraiment béat, je découvre la qualité de leurs voix, leur érudition et leur intelligence musicale, jusqu’à l’apothéose du dernier acte “on the roof”
ça valait le coup de se taper les longueurs dans l’étrange couveuse de Twickenham, puis lors du rodage un peu cabot de Savile Row
où ça construisait, déconstruisait, reconstruisait, redéconstruisait
pour en arriver là : un live bricolé, doublement perché, saisissant de présence et de virtuosité, d’autant plus qu’il est capté au sein d’un quartier et d’une société londonienne dans son jus, plus proche de 58 que de mai 68.
Et puis ils finissent le travail en studio le lendemain, morcelé dans le générique-rideau de fin
Grosse émotion, bien joué.
Bref, à voir et à entendre.

Catégories
polis

Paty et moi

Tout à l’heure cela fera une semaine qu’un collègue de mon âge a été décapité à la sortie de son établissement, à l’orée de ces vacances d’automne sur lesquelles plane le souvenir des morts intimes.
Ce meurtre me secoue en profondeur, et j’éprouve le besoin, comme beaucoup d’autres personnes, de parler, non pas de dialoguer, mais de témoigner, publiquement.
Les réseaux sociaux permettent cela, alors allons-y.
Mercredi soir j’ai entendu Macron prononcer ces mots : «Nous avons tous ancré dans nos cœurs, dans nos mémoires le souvenir d’un professeur qui a changé le cours de notre existence. »

Pas moi.

En tant qu’élève, du primaire à la fac, j’ai eu en face de moi des gens qui faisaient plus ou moins bien leur métier, certain-e-s avec un enthousiasme communicatif, d’autres par-dessus la jambe. J’ai eu aussi un certain nombre de boulets, de casseroles, dont quelques cas pathologiques ; des êtres brisés ou des personnalités nocives, qui n’auraient jamais dû se trouver devant des élèves.
En bon branleur, j’ai eu, notamment au lycée, un profond mépris pour le corps enseignant, et je me jurais alors que jamais je n’en ferais partie.
Et puis le temps a passé, il a bien fallu trouver un métier, et il m’est apparu que c’était finalement une manière pas si conne de gagner sa vie. Je n’ai donc pas fait ce choix par vocation, mais pas par défaut non plus : je faisais des études de lettres, et ça, ce n’était pas du tout par hasard ; l’enseignement en était comme un prolongement naturel, qui laissait ouvert le champ des possibles. Et puis dans un coin de ma tête, dans mes moments d’exaltation, j’avais – j’ai encore – l’ambition de me rapprocher de l’image du prof que j’aurais aimé avoir.

Je passerai sur la formation subie à ce qu’on appelait alors l’IUFM, je l’ai perçue comme une humiliation. Après une année de titularisation au lycée de Kerichen en 98-99, j’ai été affecté au collège du château à Morlaix, ce qui a permis à Véronique de revenir de Normandie, en faisant jouer le rapprochement de conjoints. Pendant 9 ans j’ai fait l’aller-retour entre Brest et Morlaix, le plus souvent en train. Ce furent les années d’un double apprentissage, de prof et de père.
J’ai alors découvert ce qu’aucun institut de formation ne peut apprendre, et ce que ne peut comprendre quelqu’un qui n’a pas enseigné : ce que signifie vraiment être devant une classe ; être un adulte prétendument responsable, dépositaire d’un savoir et en charge de le transmettre à un groupe d’adolescents. Sur le plan personnel, je peux le définir ainsi : c’est remettre en jeu, à chaque heure de cours, l’estime de soi.

Encore aujourd’hui, avant la plupart des cours, j’ai le trac. Être à la hauteur des attentes, à la bonne distance, avoir les mots justes, ne pas se laisser déborder…

J’ai découvert les risques du métier, les phases de découragement, de perte de sens, d’impuissance, de fragilité dangereuse, de tentation du recours à la violence, mais aussi ces moments de grâce où l’on sent qu’une forme de communion s’instaure avec une classe et qu’on est en train de faire passer quelque chose d’important, et dans ces cas-là, oui, c’est vrai que c’est peut-être le plus beau métier du monde.
C’est ainsi que je suis devenu prof. Il m’a fallu du temps pour l’accepter, et le temps use. La routine des sonneries, du calendrier scolaire… La succession des réformes de plus en plus structurelles, à l’alibi pédagogique toujours plus discutable… Le tout dans une société en pleine crise de valeurs, de repères, livrée au rouleau compresseur du libéralisme globalisé. J’ai vu partir la génération précédente en me disant qu’elle avait exercé dans un certain confort, que la profession avait mangé son pain blanc.

En 2009, j’ai obtenu ma mutation à Brest, au collège Anna Marly où je suis encore. A cette époque j’ai décidé de consacrer une partie de mon temps de service à former des collègues aux outils informatiques. L’idée était de varier les pratiques, de les actualiser, de se renouveler ; cette expérience m’a surtout permis d’observer de manière très concrète le processus sous-jacent mis en œuvre pour gérer la pénurie et faire des profits, en ouvrant l’éducation au marché.

Il y a quelques années, au bord de la rupture, j’ai opté pour un temps partiel afin d’en dégager, du temps, pour d’autres activités qui m’ont permis d’oser enfin franchir le pas de l’écriture.
Depuis j’ai trouvé un certain équilibre qui me permet de me rendre avec plaisir, du moins sans réticence, au collège, conscient de ce que je peux apporter aux élèves et de ce qu’ils m’apportent. Heureux de rejoindre une équipe éducative qui fait pour le mieux, avec les moyens du bord.

La mort de Samuel Paty achève cette lente évolution. L’horreur de l’acte chasse les états d’âme, oblige à prendre ses responsabilités.
Je suis et resterai un prof, acceptant une bonne fois pour toutes pleinement ma fonction, heureux et fier de l’exercer.
Mercredi soir j’ai aussi entendu Macron dire : « Nous continuerons, professeur ».
Continuer à quoi ? A démanteler l’Éducation nationale en privilégiant une logique comptable et une gestion managériale ?

Nous, profs, nous continuerons, oui.

Pour ce qui est de vous, nous ne nous faisons plus aucune illusion, et c’est sans doute ce qui est le plus grave et douloureux dans la situation actuelle. Je ne reposterai pas ici le dessin que j’ai fait au lendemain de l’assassinat, mais en entendant ces mots de mercredi soir, je n’ai ressenti qu’une profonde lassitude teintée de dégoût.
Au fil des décennies, nous avons appris, comme tout le monde, à ne plus porter aucun crédit à la parole politique, à ces beaux discours qui ne sont pas suivis d’actes, ou bien d’actes contraires à la parole donnée.
Cette dichotomie entre la parole et les actes, cette négation de la politique au sens de pratique visant à améliorer la vie en société, est une catastrophe et la principale source des maux que nous sommes les mieux placés, avec quelques autres corps de métier, pour observer. Quant à tenter d’y remédier ? L’école ne peut pas tout, mais ses enseignants essayent de faire ce qu’ils peuvent et c’est déjà beaucoup.

L’article 1 de notre Constitution dit ceci :
« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée.
La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales. »

Vaste programme.
Commençons par faire corps.
Nous profs serons là à la rentrée, avec une idée plus claire, ravivée, de notre mission.

Catégories
polis

J’irai cracher sur vos tombes

À tous ceux qui, parfois sans se l’avouer, souvent sous cape, se réjouissent de ce qui s’est passé hier en fin d’après-midi à la sortie d’un collège,

parce que allahakbar

parce qu’on va enfin l’avoir cette bonne petite guerre civile

parce qu’on va enfin pouvoir mettre tous ces bougnoules dehors

parce que tous ces gauchiasses de profs l’ont bien mérité, ces collabos

parce qu’ils l’ont quand même un peu cherché, non ? en ne respectant pas le prophète / les croyances d’une part discriminée de la population

Je dis : crevez de votre belle mort, les saloperies ont souvent la vie dure. Crevez de vos passions morbides, de votre bêtise crasse.

La vie continue, l’école de la République laïque est debout

L’heure du dernier recours n’est pas encore venue.